Portrait de Devi Prasad Shetty - Chirurgien, philanthrope et Businessman du coeur

A quelques jours de quitter le sud de l'Inde et de passage à Bangalore, nous avons eu l'opportunité de rencontrer l'une des figures de proue de la chirurgie cardiaque (et de la santé dans son ensemble) indienne, le docteur Devi Prasad Shetty. La cité sanitaire de Narayana Hrugayala, créée de toute pièce par ce chirurgien de 59 ans et située en périphérie de Bangalore, est impressionnante par sa taille et les spécialités médicales qu'elle recouvre : soins cardiaques bien sûr, mais aussi neurochirurgie, chirurgie infantile, transplantations, néphrologie et même ophtalmologie. Celui-ci nous reçoit dans son bureau pour trente minutes d'interview alors qu'il ressort tout juste du bloc opératoire et s'apprête à y retourner. Mais Devi Shetty n'est pas seulement chirurgien, il est aussi un entrepreneur avisé. Depuis le début de sa carrière, celui-ci s'est donné pour objectif de permettre au plus grand nombre de ses concitoyens d'accéder à une médecine de qualité à un prix raisonnable. Pour ce faire, pas question de charité : « la charité n'est pas mesurable et si vous donnez quelque chose gratuitement, vous finirez par manquer d'argent ».



Si la charité n'est pas une solution suffisante selon lui, c'est avant tout parce que la taille de la population indienne est inversement proportionnelle à l'implication du gouvernement quant aux questions de santé. Sur les 58 millions de naissances en Inde chaque année, 600 à 800 enfants atteints de maladies cardiaques viennent au monde chaque jour. Mais comme beaucoup de pays en développement, les maladies cardiaques sont souvent l'apanage des pauvres, d'abord parce que les familles les moins aisées produisent plus d'enfants mais aussi que les mariages entre personnes de même famille et les risques de consanguinité y sont beaucoup plus élevés, augmentant les risques de souffrir de maladies cardiaques congénitales. En parallèle, l'impulsion du gouvernement est mineure. Nous avions évoqué l'absence de système de sécurité sociale équitable et accessible et les chiffres le confirment. Selon le Docteur Shetty, « 47% de la population rurale et 37% de la population urbaine doivent emprunter de l'argent ou vendre des biens pour payer leurs factures médicales. La santé est une affaire privée en Inde, en grande partie parce que le gouvernement dépense 1.1% de son PNB dans la santé alors que le votre dépense 8 à 10% ». Il a donc fallu trouver d'autres modèles ne comptant ni sur l'aide de l'état, ni sur la charité d'organismes extérieurs.

Mais comprendre le modus operandi de Devi Shetti ne se limite pas simplement à remettre en question l'efficience à long terme de la charité. Toute l'importance de son travail tient dans le terme « mesurable », en calquant sur la chirurgie cardiaque les modèles des très grandes entreprises et en réalisant des économies d'échelle drastiques à tous les niveaux de la prise en charge et du traitement des patients. Certains facteurs, bien sûr, sont directement liés à la taille de l'Inde, tels que le facteur humain ou la question des salaires : « le coût de la vie étant bien plus faible dans notre pays, le salaire est inférieur pour un niveau d'expertise similaire. Nous sommes le pays qui produit le plus de docteurs, techniciens, infirmiers etc. L'arbitrage salarial est notre atout premier». Mais la question salariale est en réalité un élément parmi tant d'autres que contrôle Devi Shetty, appliquant à la chirurgie cardiaque des règles tayloriennes sur deux principes majeurs.

Le premier est un principe de construction en « chaîne » d'hôpitaux et de centres de soin à travers le pays, sur un modèle unique et répliqué indéfiniment en ajustant peu à peu les sources de coûts et pertes de temps inutiles : «Nous avons à ce jour 17 hôpitaux et avons mis en place un nouveau modèle de construction pour les prochains à venir. Notre objectif est de pouvoir construire et équiper un hôpital de 300 lits en 6 mois et pour 6 millions de dollars. Pour comparaison, il existe un hôpital de 400 lits à Londres qui a prit 8 ans et un milliard de dollars. » Les équipes du Docteur Shetty ont récemment terminé le premier hôpital basé sur ce nouveau modèle et cela ne semble être qu'une demi-réussite pour lui puisqu'il aura finalement fallu 7 millions et 9 mois. Mais il assure que le prochain rentrera dans le budget fixé et le temps imparti.

Le second principe majeur du travail de Devi Shetty est la maximisation du nombre d'opérations et d'interventions, non pas pour gagner plus d'argent mais pour permettre de réduire encore et encore le prix d'une opération unique. Il explique ainsi que « ce centre cardiaque a la capacité d'opérer 60 patients par jour et 40% des opérations concernent les enfants. Nous avons la capacité de recevoir 80 enfants dans notre unité pédiatrique et faisons le plus grand nombre d'opérations chirurgicales cardiaques au monde, sur des enfants provenant de 76 pays différents. » Grâce à un nombre d'opérations plus élevé que n'importe quel endroit au monde, les coûts baissent à tous niveaux : les infrastructures sont plus rapidement rentabilisées, les équipes sont plus performantes et efficientes, les médicaments moins chers d'autant qu'ils sont tous produits en Inde : « 12% de toute la chirurgie cardiaque du pays est pratiquée dans ce centre, les fournisseurs ont donc un très gros avantage à traiter avec nous puisqu'ils s'adressent directement à un dixième du marché ». Et les chiffres sont éloquents : « Nous avons réussi à ramener le coût de chaque opération à 1800 dollars tandis qu'elle tourne encore autour de 16 000 dollars aux USA et en Europe. »



Les plus sceptiques d'entre nous opposeront très rapidement, à la lecture de telles différences, la question de la qualité, considérant la chirurgie de Devi Shetty comme Low Cost ou même Hard Discount, dans ce domaine si noble qu'est la chirurgie cardiaque. Mais un tel argument ne résiste pas à l'épreuve des faits. Tout d'abord parce que les résultats du Docteur Shetty et de ses équipes sont impressionnants, tant dans la quantité d'enfants sauvés que par la qualité des soins administrés. Mais aussi par la modernité du matériel et des infrastructures du centre que nous avons visité, qui en tout point n'a rien à envier aux centres occidentaux. L'expertise apportée à ces centres (et aussi due aux nombreuses universités d'excellence de la région) permet une prise en charge optimale et couplée à un modèle entrepreneurial poussé à son paroxysme, elle donne à ce centre des résultats sans commune mesure dans le monde.

Reste alors la question du prix de l'opération, qui même si réduit à une somme dérisoire pour un acte chirurgical de cette importance, reste inabordable pour beaucoup de familles indiennes. La première solution que le Docteur Shetty a mise en place dans son état (le Karnataka) est un système de couverture santé pour les paysans, leur permettant d'accéder à des soins en payant une somme dérisoire : « il y a dix ans, nous avons créé un système de santé avec les paysans. Actuellement, nous avons 4 millions de fermiers qui paient 22 cents par mois et ils peuvent se faire opérer dans n'importe quel centre, ainsi que leurs enfants ». Ce système se limite pour le moment à l'état du Karnataka mais est désormais suivi par d'autres régions et montre qu'une couverture santé nationale pourrait être possible si elle était menée de front par le gouvernement.

La seconde réponse au manque de moyens de ses patients est des plus étonnantes : « En tant qu'organisation, notre politique est qu'aucun enfant n'est la propriété unique d'une famille. Les enfants appartiennent à la société et si les parents ne peuvent se permettre de payer, la société doit pouvoir les prendre en charge. Pour cette raison, nous ne refusons jamais de soigner quelqu'un, même s'il n'a pas d'argent et quel que soit son pays d'origine ». On touche ici à la finalité de la stratégie de Devi Shetty, car le modèle entrepreneurial qu'il a bâti au fil des années n'a jamais eu pour objectif un quelconque profit financier. Le profit se calcule en nombre de vies sauvées et tout l'argent économisé permet justement de prendre en charge des familles ne pouvant se permettre le prix d'une opération. En couplant les frais de chaque opération d'adulte à celle d'un enfant, le centre Narayana Hrudayalaya opère en réalité ses enfants pour une somme quasi-nulle. Et puisque tout argent servira à opérer le prochain enfant, la confiance entre les équipes de l'hôpital et les patients est totale, chaque famille donnant au maximum de ses possibilités.



Devi Shetty a encore d'autres défis à relever, la détection des patients en zone rurale en tête mais il a bon espoir que le problème se résorbe peu à peu : « le matériel de détection est de moins en moins coûteux et de plus en plus de personnes sont formées à utiliser un échocardiogramme. Cette détection n'est malheureusement pas possible dans certaines régions reculées mais nous faisons un vrai travail dans le sud et désormais l'est de l'Inde. » Dans les années à venir, le modèle d'hôpital du Docteur Shetty sera répliqué dans de nombreuses régions du pays, permettant à de plus en plus de personnes d'accéder à des soins cardiaques de qualité et peu coûteux. Mais ces centres ne servent pas qu'aux indiens et deviennent, à l'image du Narayana Hrudayalaya hospital, de véritables hubs pour les continents asiatiques et africains. Non seulement les habitants de ces deux continents peuvent venir librement se faire opérer à Bangalore aux mêmes conditions qu'un citoyen indien mais le Docteur Shetty exporte désormais son expertise, en partenariat avec des organismes privés de santé, pour répliquer son modèle dans les pays les plus nécessiteux : «Nous voulons construire des écoles, des hôpitaux, des structures pour ces pays. Aujourd'hui, l'Inde et particulièrement le sud du pays, est devenue un centre majeur pour le traitement des maladies cardiaques et elle doit aider au mieux ses voisins. »

Le modèle si étonnant du docteur Devi Shetty ne peut certes pas être répliqué dans tout pays car il a pour origine la grandeur du pays, sa main d'oeuvre et ses faibles salaires. Mais il pose de nombreuses réflexions sur les améliorations qui pourraient être portées aux modèles occidentaux et aux organismes travaillant dans les pays émergents. Plus encore, il est l'ultime exemple de l'importance prise par l'Inde dans le domaine de la santé et de la place capitale que ce pays occupe désormais pour les continents africains et asiatiques, les centres du docteur Shetty en tête.

 Article added on 2013-01-22 12:24:17




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