Si l'on suppose que la prévalence des maladies cardiaques est sensiblement équivalente dans les pays développés et en voie de développement, 4.5 milliards d'êtres humains n'ont aujourd'hui pas accès à une chirurgie du coeur. Des enfants naissant avec une maladie cardiaque congénitale, la moitié meurt avant la troisième année. Parmi ceux qui survivent, une petite minorité seulement accèdera à une prise en charge complète. Les autres finiront par périr de graves complications cardiaques. La chirurgie cardiaque infantile, plus que toute autre intervention médicale, est affaire de privilégiés. Après un an de voyage autour du monde, à la rencontre de chirurgiens, cardiologues, pédiatres, présidents et membres d'associations humanitaires, politiciens et familles, nombreuses sont les raisons de s'alarmer comme d'espérer. Il n'y aurait ici aucun réel intérêt à les lister et prétendre faire un état des lieux de la chirurgie cardiaque infantile à travers le monde. Tout simplement car la façon de traiter ces maladies révèle souvent des problématiques bien plus vastes que le seul domaine de la médecine, problématiques financières, politiques, culturelles, familiales. Parler du traitement mondial des maladies cardiaques infantiles, c'est questionner l'impact, positif ou négatif, de chaque intervenant de l'équation, du médecin cardiologue à l'association humanitaire en n'oubliant pas le gouvernement en place. C'est réfléchir à la valeur d'un enfant, à sa valeur symbolique pour une culture, sa valeur financière pour un Etat, sa valeur stratégique pour une association. Et imaginer un possible travail collectif, une entraide plus forte, une fluidification des échanges, une allocation plus intelligente des ressources. C'est enfin porter un regard plus général sur l'histoire et le rôle déterminant qu'ont joué et jouent encore les puissances occidentales dans le fossé qui les sépare des pays en voie de développement, sur un plan médical, économique, politique. Un an de rencontres pour relayer, le plus honnêtement et intelligemment possible, le travail de ces hommes et femmes qui permettent aux enfants du monde entier, si ce n'est d'être opérés, d'avoir des conditions de vie décentes.

Car la réalité médicale, celle des centres hospitaliers et de leur manque de moyens, est la seule à avoir une réelle valeur, bien loin des discours politiques et considérations d'organisations internationales présentes une fois l'an dans une région pour effectuer bilans et recommandations théoriques. En Afrique et Asie du Sud-est particulièrement, les recommandations sont bien inutiles puisqu'il n'y a rien : ni infrastructure, ni chirurgien, ni ressource financière. On use et abuse des systèmes D pour la moindre requête, on adapte le matériel adulte aux enfants, on fait partager les lits pour gagner en place, on espère qu'il n'y ait pas de coupure d'électricité. Avant de parler de règles sanitaires et de personnel qualifié, il faut donc parer au plus urgent, accueillir les centaines d'enfants de la région lorsque l'on est le seul cardiologue ou pédiatre, trouver une poche de sang même s'il faut la faire venir de l'autre bout du pays, réfléchir à des solutions pour les familles qui ne peuvent même pas payer un électrocardiogramme. Dans les pays en voie de développement, le rôle du médecin se limite rarement au cadre médical. De l'administratif au social en passant par la casquette de gestionnaire, il faut ainsi redoubler d'efforts pour réfléchir en parallèle à des processus pérennes, des démarches adaptables à tout un pays et faire bouger les forces en présence. Dans ces pays plus qu'ailleurs, il existe un monde entre le discours politique d'un homme en campagne et le discours d'un médecin face à un enfant mourant.
De fait, la question de la mortalité infantile est révélatrice à deux égards. D'abord parce que perdre un enfant est, dans certaines régions du monde, chose courante. Mais surtout que les moyens de le sauver sont souvent nuls. Ne pas se résoudre à voir mourir un enfant est aujourd'hui encore un luxe occidental. A ce constat s'ajoute la valeur purement financière d'un enfant, source de coût pour une famille qui a parfois du mal à subvenir à ses besoins et voit la maladie comme un énième handicap auquel la mort est parfois préférable. Source de coût pour un Etat, qui considère souvent l'enfant comme le dernier maillon de la chaîne, très cher à prendre en charge et à faible potentiel politique puisqu'il ne fait pas partie des votants. Source de coût pour un hôpital, d'un traitement plus complexe que celui d'un adulte et beaucoup moins rémunérateur pour les médecins qui en font rarement un choix de carrière. La vie d'un enfant se résume donc souvent à sa valeur financière, pour les autorités d'un pays comme pour les instances internationales qui ont droit de regard sur tout, partout. Ainsi et selon les standards de la World Health Organization, sauver la vie d'un enfant au Cambodge pour 260 dollars ne correspond pas à la réalité économique du pays, lorsque la même vie vaut plusieurs milliers de dollars en occident. Nos pays, souvent à l'origine des dysfonctionnements politiques, économiques, militaires d'une région, sont aujourd'hui ceux qui déterminent la valeur de l'enfant et à partir de quel prix il est plus avantageux de le laisser mourir.

Pour les organisations non gouvernementales et associations humanitaires, la question ne doit donc pas se limiter à l'aide apportée mais à son réel impact, si celle-ci peut avoir un effet néfaste à long terme. Il existe aujourd'hui quatre types de stratégies des ONG afin de venir en aide aux enfants atteints de maladies cardiaques.
Transporter l'enfant vers un pays développé pour le traiter sur place ou envoyer une équipe chirurgicale dans le pays pour une durée limitée sont des moyens efficaces pour apporter une aide qualitative mais restreinte dans le champ d'action. En effet, celle-ci se limite -et c'est déjà beaucoup- à sauver la vie d'enfants atteints de maladies du coeur et non à développer des systèmes pour rendre le pays indépendant à long terme. Par ailleurs, cette aide encore très coûteuse ne bénéficie qu'à un nombre limité d'enfants.
Former les équipes chirurgicales et le staff ou créer des centres régionaux spécialisés dans les maladies cardiaques infantiles sont des stratégies plus orientées sur le long terme mais beaucoup plus difficiles à mettre en place. Déjà parce que l'une ne peut pas se développer sans l'autre et vice versa : les cas d'hôpitaux neufs sans médecin qualifié ou de chirurgiens formés sans infrastructure adéquate sont légion et ont un effet caduc dans les deux cas. Dans le premier, des infrastructures sont laissées à l'abandon faute de pouvoir les utiliser. Dans le second, les médecins qualifiés fuient à l'étranger pour pratiquer un métier qui n'existe pas encore chez eux. Stratégies complexes aussi parce qu'elles impliquent de prendre la mesure de la situation politique et économique d'un pays avant de s'y engager pour ne pas alimenter un système déjà corrompu ou branlant.
Il ne s'agit aujourd'hui plus de préférer un modèle humanitaire à un autre et de les opposer comme s'il existait une vérité à trouver dans l'infinité des schémas existants. Il existe bien trop souvent des ONG oeuvrant pour un même pays et une même cause -comme c'est le cas dans le domaine des maladies cardiaques infantiles- et qui ne savent rien de ce que les autres font, faisant jouer une sorte de concurrence étrange où la loi de l'entreprise a pris le pas sur les fondements de l'aide humanitaire. L'association, du moins l'entente, de ces différents modèles est possible et permettrait une synergie des actions menées, sur le court comme sur le long terme. L'étiquette humanitaire ne doit pas éluder une vraie réflexion sur l'efficience de l'aide apportée aux pays en voie de développement, chaque vie d'enfant sauvé ne doit pas excuser la dizaine laissée pour compte dans le même temps, chaque structure créée doit être pensée avec les ressources allouables et en fonction de la politique menée. Chaque action doit engager les populations locales en conservant une ligne directrice : pouvoir à long terme les rendre totalement indépendantes s'agissant du traitement des maladies cardiaques infantiles.

Le rôle des médecins ne doit quant à lui plus se limiter au strict médical. Ces derniers doivent devenir actifs politiquement et développer un leadership afin de faire évoluer la situation d'un pays tout entier et pas seulement sa facette sanitaire. Certains que nous avons rencontrés cette année, des monstres sacrés de la santé mondiale, ont justement compris la nécessité de percevoir le problème dans son ensemble. En développant des modèles de fonctionnement efficaces et efficients, ils ont peu à peu poussé les figures publiques de leurs pays à engager de nouvelles réformes bénéfiques à la population. L'indien Devy Shetty et ses superstructures hospitalières en chaîne à des prix défiant toute concurrence, le suisse Beat Richner responsable de la prise en charge gratuite de 90% des enfants cambodgiens, la péruvienne Eneida Melgar instigatrice d'une nouvelle forme de couverture santé pour les enfants atteints de graves maladies. Ces médecins, dont l'aura a largement dépassé le simple cadre médical, doivent aujourd'hui être au coeur d'une réflexion transversale intégrant personnel médical, ONG et politiciens.
C'est sur la base de cet effort triangulaire -Médical, Associatif, Politique- que de très beaux projets sont déjà nés et tentent d'engager le plus grand nombre. L'idée d'une pensée collective, c'est celle que sous-tend la fondation « The Global Heart Network » dont nous avons de nombreuses fois parlé cette année. Plateforme internet dont l'objectif majeur est la mise en relation des personnes investies dans le secteur des maladies cardiaques infantiles, The Global Heart Network établit peu à peu une sorte de cartographie mondiale des médecins, associations, hommes et femmes ayant des besoins ou ressources à partager. Ou comment offrir une aide concrète à des personnes qui ne savent pas où ni comment allouer des ressources, de pays qui n'ont aucune idée de ce que font leurs voisins en matière de chirurgie cardiaque, de médecins qui cherchent des conseils auprès de confrères étrangers, de familles désespérées et à court de solution pour faire opérer leur enfant. Mais plus important encore, cette plateforme permet d'informer ceux qui ignorent l'existence de tout programme dans leur région, permet une approche structurée d'un problème mondial et offre un service efficace sur une base simple mais pourtant parfois oubliée : la collaboration.