Fondatrice et chirurgienne de Mécénat Chirurgie Cardiaque, Francine Leca oeuvre depuis 15 ans maintenant aux côtés de Patrice Roynette pour permettre à des enfants issus de pays défavorisés et atteints de graves maladies cardiaques d'être opérés en France. Elle revient pour nous sur les évènements marquants de sa discipline, les origines de la création de Mécénat mais aussi sur les enjeux futurs de son combat.
Professeur Leca, pourquoi avoir choisi la chirurgie cardiaque? Quel a été votre parcours et avez- vous rencontré des difficultés dans ce milieu à l'époque très masculin?
La médecine m'a attirée dès le bac, je n'ai pas beaucoup hésité, je voulais surtout faire de la chirurgie de la main. Finalement, le hasard a fait qu'en première année d'internat j'ai été en chirurgie cardiaque, ça a été le coup de foudre absolu et dans la seconde qui a suivi je me suis dis : ce sera la chirurgie cardiaque.
La difficulté ne vient pas du fait que ce soit un milieu masculin mais tout simplement du fait que ce soit un milieu difficile. On commence tard la chirurgie, il faut 7 à 8 ans d'étude après le bac avant de commencer le premier degré médical, celui de docteur en médecine. Si l'on choisit une spécialité, ce sont des années qui s'ajoutent. Si on choisit une spécialité chirurgicale, ce sont non seulement des années d'étude mais des années de pratique. Un chirurgien n'est jamais très jeune puisque si tout va bien, on commence à l'être vers 30 ans. Il est vrai qu'il faut beaucoup travailler et que c'est très difficile. Mais devant la table d'opération, que l'on soit un homme ou une femme ne change pas grand-chose : il faut régler un problème le mieux possible en faisant appel sans arrêt à ce que l'on a emmagasiné. La médecine n'implique pas une grande intelligence, c'est surtout beaucoup de travail d'apprentissage.
D'abord on regarde, puis quelqu'un vous tient la main, puis on vous « lâche » comme en aviation et c'est vous qui opérez sous surveillance. Un jour, vous opérez seul. Je vous raconte cela pour vous montrer à quel point tout cela est long, et que le fait que tu sois un homme ou une femme ne change rien. J'ai travaillé dans les hôpitaux toute ma vie et il faut effectivement réussir à faire sa place car tout le monde est à peu près au même niveau au départ. Le tout est d'être obstiné, d'être présent. Je n'ai pas joué des coudes, d'abord car ce n'est pas mon caractère et puis parce que je pense que ce n'est pas très utile.
Connaissez-vous la définition d'un bon chirurgien ? C'est celui par lequel on se ferait opérer.
Comment avez-vous vécu les évènements marquants, les avancées de la chirurgie cardiaque depuis que vous exercez?
Il n'y a eu QUE des évènements marquants ! La première intervention cardiaque –et on ne peut pas totalement parler d'intervention cardiaque car c'était en dehors du coeur- remonte à 1938, l'année de ma naissance, symboliquement ! Cela paraît très vieux mais pas pour une discipline chirurgicale. C'est ensuite aux alentours des années 45 que l'on a pu commencer à rentrer dans le coeur, et donc à faire de la vraie chirurgie cardiaque grâce à la circulation extracorporelle –Ndlr : circuit artificiellement créé par aspiration du sang qui passe dans une pompe et est réinjecté au patient-. On utilise alors la machine coeur-poumon artificielle qui permet de remplacer le coeur pendant un petit moment et donc de pouvoir l'arrêter et l'opérer. La progression a été extraordinaire et la plupart des interventions de chirurgie cardiaque fonctionne aujourd'hui très bien. On s'attaque à des choses de plus en plus difficiles avec une mortalité de moins en moins forte. Il y a un progrès permanent mais en réalité, peu de choses ont changé dans la structure générale d'une intervention : on utilise encore la circulation extracorporelle par exemple.
Il y a cependant eu, au cours de cette évolution, un grand pas en avant lorsque l'on a découvert la protection myocardique. Les premiers malades que j'opérais ou que j'aidais à opérer avaient un cœur battant : on n'arrêtait pas vraiment le coeur, on le remplaçait par une machine mais le coeur restait battant. Exactement comme si l'on réparait un moteur pendant qu'il tourne ! La protection du myocarde implique d'arrêter complètement le coeur pour qu'il ne batte plus du tout. Il faut pour cela lui couper son arrivée de sang. On a donc inventé la cardioplégie : l'arrêt de l'arrivée du sang dans les coronaires (les coronaires étant les artères nourricières du coeur). Pour cela, il faut faire passer des produits dans les coronaires, au départ essentiellement constitués de produits froids (car le froid conserve) puis de solutions liquidiennes très froides avec du potassium (ayant la caractéristique d'arrêter subitement le coeur). On a donc obtenu un coeur totalement immobile, flasque, et en même temps bien protégé.
Avant le système de circulation extracorporelle, il y avait l'hypothermie profonde et la circulation croisée : on allongeait le malade sur une table et on prenait le sang d'une autre personne allongée à ses cotés qui servait de « machine ». L'évolution est incroyable ! Depuis 1945 où l'on a commencé à pénétrer dans un coeur jusqu'à aujourd'hui, le principe est resté le même avec en parcours cette notion de cardioplégie et de protection myocardique qui sont apparues.
Pourquoi avoir créé Mécénat en 1996 ? Y avait-il un besoin ? Quel a été le déclic?
Il y a toujours un déclic bien sur. Je me rendais compte que lorsque l'on rencontrait des demandes émanent de pays étrangers, de pays pauvres, on ne pouvait pas y répondre. Nous recevions ces demandes directement à l'hôpital. A l'époque, je travaillais à l'hôpital Laennec, spécialisé en chirurgie cardiaque, et je me souviens d'un vrai déclic : une lettre que j'avais reçu d'un papa iranien, professeur de français, me disant qu'il n'avait pas les moyens d'opérer son fils. J'étais allée voir la direction de l'hôpital pour voir si l'on pouvait faire quelque chose et naturellement, on ne pouvait pas. On ne peut pas opérer le monde entier. Cela a sûrement été le déclic. C'est quand même terrible de penser que c'est un problème d'argent car l'argent, il y en a. La suite est allée très vite, j'en ai parlé à Patrice –ndlr : Patrice Roynette, cofondateur de Mécénat- car je ne pouvais pas le faire seule. Ensuite, le hasard de la vie a fait que j'ai rencontré un homme qui venait régulièrement au bloc opératoire, qui travaillait en tant que représentant pour une société de valves artificielles. Très ami avec le dirigeant de Johnson&Johnson qui était sur le point de créer une fondation, il a organisé une rencontre et de fil en aiguille, il nous a donné un premier chèque pour l'association. Une fois les premières familles d'accueil trouvées, nous étions lancés.
Y a-t-il eu des changements de cap?
Il n'y a pas eu de changement de cap, non. Le cap qui a toujours été suivi est de faire venir les enfants et non pas d'envoyer des médecins sur place. On a évidemment amélioré le fonctionnement, on continue à faire notre propre critique, et nous avons créé au fil des années des nouvelles branches qui nous ramènent toujours vers une même ligne directrice. La formation de médecins et le parrainage d'enfants en sont des exemples. Lorsqu'un enfant repart après son opération, nous essayons de voir comment faire pour qu'il puisse aller à l'école. Nous organisons des missions plusieurs fois par an pour évaluer comment cela se passe sur place. Ces petits groupes de trois à quatre personnes rencontrent nos référents, les enfants opérés.
Vous parliez des formations de pédiatre, c'est important que cela se développe au niveau local?
Avant d'opérer un enfant il faut savoir ce qu'il a, il faut un diagnostic fiable. Pour le moment, nous formons des médecins, des cardio-pédiatres. Ils sont déjà pédiatres ou cardiologue chez eux, ils viennent en France et on leur explique que tel ou tel signe est lié à telle malformation et ce que l'on peut proposer pour la réparer. La formation chirurgicale est un autre problème car elle ne fait pas en un mois mais en plusieurs années. Et lorsque les chirurgiens formés sont bons, ils s'arrangent pour rester en France. Mais dans leur pays, ils ne vont pas travailler dans un hôpital pour être payés 150€ par mois. Dans tous ces pays, les médecins ne sont pas payés dans le public ce qui explique que tous les chirurgiens que j'ai formés à l'hôpital, originaires par exemple d'Algérie, du Maroc, d'Haïti ou de Madagascar ne font pas de chirurgie cardiaque chez eux.
Comment faire pour améliorer la situation ?
On essaie de prendre le problème à la source. On commence par former des médecins, pour qu'ils puissent faire les bons diagnostics sur place. Cela nous permet aussi de suivre les enfants dans ces pays-là. Pendant votre tour du monde, vous verrez que la médecine est très différente selon les pays que vous traversez. Vous verrez la différence entre les pays développés et en voie de développement. Vous verrez aussi que dans certains pays, il y a les infrastructures mais pas le personnel. Il faut pouvoir former le personnel, le payer, et pas seulement avoir l'infrastructure.
Ce problème est donc politique?
C'est entièrement politique. Le problème de la santé est totalement politique. Prenez l'exemple d'un Burkinabé qui fait ses études de médecine, qui fait l'effort de venir en France pour 5 ans, qui termine son cursus à 30 ou 35 ans et accepte de retourner dans son pays. A son retour, il découvrira qu'il n'est pas payé, qu'il n'a pas de matériel, et pas d'infirmière. Tout cela est politique.
Parce que les pays n'ont pas d'intérêt à se développer dans ce domaine?
Non car ce n'est pas rentable. Je pense évidemment que c'est essentiel, de même que l'éducation mais pour ces pays la, ce n'est pas la préoccupation de leurs dirigeants. Le peuple meurt de faim mais la santé n'est pas rentable. Quand des personnes importantes doivent se faire opérer, elles vont dans d'autres pays, c'est assez représentatif. Encore une fois, le plus important n'est pas l'infrastructure mais celui qui va te soigner : il vaut mieux être opéré sous la tente par un bon chirurgien que dans un hôpital en marbre par un bon à rien. Lorsque l'on inonde une structure de bon matériel, cela est inutile s'il n'y a pas la compétence humaine. Il faut un bon chirurgien, mais aussi un bon infirmier, un bon anesthésiste, un bon réanimateur, un bon cardiologue qui fait un bon diagnostic. Le chirurgien n'est qu'un élément parmi une équipe. Le cap de Mécénat par rapport à cela reste le même : faire venir les enfants en France et les sauver. Nous en avons sauvé 2000, c'est peu mais ce n'est pas rien.
Bien sur vous avez toujours la satisfaction d'en avoir sauvé 2000 mais ne vous dites vous pas que ces effort sont vains ? Que plus vous en sauvez, plus il y en a à sauver?
Non ce n'est pas vain car il ne faut pas avoir de prétention : on aimerait tous transformer le monde. On essaie un peu mais on ne peut pas transformer le monde. Je ne peux pas aller dans un pays et leur expliquer que ce qu'ils font n'est pas bien, mon pouvoir sur la situation est lilliputien. Cependant, je pense que nous faisons une bonne œuvre en formant des médecins. La vie d'un humain, c'est toute l'humanité : il faut raisonner comme cela. Quand on voit un enfant malade arriver à Mécénat et qu'il repart en pleine forme après son opération, c'est pour cela que tout le monde travaille ici. C'est infime, et pendant ce temps, il y en a dix fois plus qui reçoivent une bombe à Alep, mais je crois en toutes les petites actions. Il y a beaucoup de petites actions et c'est mieux que rien du tout.
Vous parliez des associations. En France comment cela se passe? Y a-t-il une entente, une collaboration entre les différentes associations qui œuvrent pour les maladies cardiaques?
Non il n'y a pas vraiment de collaboration. La plus grosse association est la Chaîne de l'Espoir et ensuite Mécénat. Ensuite, il y a beaucoup de petites associations. La Chaîne de l'Espoir fait plus de choses que nous, opère sur place et ne s'occupe pas que du coeur. Mais on ne fait pas tout à fait le même travail. Il m'est bien sûr arrivé d'opérer des enfants que la Chaîne de l'Espoir ne pouvait pas prendre et il y a évidemment une entente extrêmement cordiale. C'est seulement que nous œuvrons pour un même but avec des idées différentes. Mécénat a une voie unique qui est de faire venir les enfants en France pour les opérer. Car j'estime qu'il faut que l'opération chirurgicale d'un enfant doit être la plus parfaite possible.
On peut aussi partir dans les pays et je l'ai fait, mais je pense que c'est un déploiement d'énergie énorme et on vide un service de ses membres actifs pendant 15 jours. C'est donc finalement très compliqué et on n'opère que quelques enfants. J'ai fait le choix de ne pas opter pour cette formule chez Mécénat. Ensuite, c'est aussi parce que nous sommes spécialisés dans les malformations congénitales très spécifiques et nous avons cette compétence. Par exemple, nous faisons venir des enfants plus petits. La Chaîne de l'Espoir est une plus grosse association. Mécénat reste beaucoup plus artisanal.
De manière plus générale, avez-vous constaté des évolutions dans le secteur humanitaire ? Une professionnalisation ?
Les associations se sont un peu professionnalisées oui. Auparavant, les bénévoles n'étaient pas forcément dans une optique entrepreneuriale alors qu'avec Patrice, nous l'avons montée comme une entreprise. Il a fallu trouver des moyens pour gagner de l'argent et c'est plus facile en employant des professionnels, avec de bonnes stratégies. Nous faisons un binôme : nous sauvons des enfants et pour cela il faut faire rentrer de l'argent. Aujourd'hui, toutes les grosses associations sont professionnelles mais nous préférons tout de même rester très pragmatique, très proche de ce que l'on fait. Par exemple, j'adore lorsque les enfants viennent ici en consultation et qu'ils rencontrent les membres de l'équipe. Cela nous permet de savoir pourquoi nous travaillons. Nous restons pleinement conscients de ce que cela représente : des vies sauvées et pas un chiffre d'affaire. Pour que cela fonctionne, nous devons rester connus et donner confiance.
Vous êtes la figure symbolique de cette association. Si d'aventure vous souhaitez arrêter, que se passera-t-il demain ?
La suite, il faut bien sûr s'en occuper. Il faut que Mécénat perdure et il faut que mécénat grandisse doucement. Il faut que cela reste humain, que notre travail reste de l'artisanat. On peut devenir une grosse boîte d'artisanat bien sûr, mais pas une machine où l'on ne sait plus ce que l'on fait.