Portrait de Beat Richner - Docteur Richner et Mister Beatcello (Partie 1)

Samedi 9 février 2013, Siem Reap. Il est 19H10 lorsque notre taxi nous dépose à quelques mètres de l'un des hôpitaux du docteur Beat Richner. Celui-ci donne ce soir et comme chaque jeudi et samedi de l'année une représentation de violoncelle. Tout juste le temps de rentrer dans l'auditorium et « Beatcello » -son nom d'artiste et contraction ingénieuse entre son prénom et son instrument de prédilection- entre en scène sans un mot, se munit de son violoncelle et débute son récital. Une première rencontre assez atypique avec l'homme qui sauve aujourd'hui 85% des enfants cambodgiens malades. Mais ce concert ne lui permet pas seulement de pratiquer sa passion en public, il est surtout un moyen détourné pour attirer l'attention des touristes de passage sur les problèmes relatifs à la prise en charge des maladies infantiles au Cambodge et les inciter à faire des dons pour ses hôpitaux. Par l'intermédiaire de ces concerts hebdomadaires, Beat Richner récolte 5 millions de dollars chaque année. Le premier morceau se termine, le docteur Richner pose son violoncelle et prend enfin la parole. Il a une heure et demie devant lui pour convaincre son auditoire de venir en aide aux enfants cambodgiens en alternant partitions de virtuoses et récit de sa vie très mouvementée mais passionnante au coeur du système de santé cambodgien.



Beat Richner n'est pas seulement un médecin au Cambodge, il est LE médecin. Il est pour ainsi dire la figure iconique du pays dans le domaine de la santé, celui qui a permis à tout un peuple de surmonter une guerre civile dévastatrice, de faire face aux conséquences de dizaines d'années d'instabilité durant lesquelles de nombreuses maladies se sont répandues à une vitesse effroyable, la tuberculose en première ligne. Celui qui s'est évertué à dénoncer les manquements et fautes du système politique cambodgien sans jamais craindre de possibles menaces. Exemple frappant de sa renommée dans le pays, le chauffeur de taxi nous emmenant à son concert nous expliquait quelques minutes auparavant que son cousin avait été sauvé par le docteur Richner d'une fièvre hémorragique quelques mois plus tôt et que d'autres membres de sa famille avaient ainsi pu bénéficier des services de ses hôpitaux, entièrement gratuits. Beat Richner fait tourner ces hôpitaux -du moins depuis la construction du premier- depuis 21 ans. Depuis la rénovation du premier, Kantha Bopha 1, il en a construit cinq autres à Phnom Penh et Siem Reap, couvrant 85% des enfants malades cambodgiens. Ces pourcentages sont encore plus éloquents dans certains cas et s'élèvent par exemple à 92% pour les enfants atteints de fièvres hémorragiques. Chaque jour, ce sont 400 enfants qui sont admis dans un de ses hôpitaux. Chaque jour, ce sont 150 qui passent en unité de soins intensifs. Et sans ces hôpitaux, 80% d'entre eux n'auraient pas une seule chance de survivre.

Pour en arriver là aujourd'hui, Beat Richner dut traverser un véritable parcours du combattant et avoir l'appui du Roi -décédé il y a quelques mois- en personne afin de convaincre l'appareil gouvernemental de venir en aide à la population. L'histoire de cet homme n'est pas simplement celle d'un médecin en mission humanitaire, c'est avant tout celle du pays tout entier qui a fait face à l'un des plus horribles génocides qu'ait connu le monde : « J'étais à Phnom Penh en 1975 lorsque les Khmer Rouges ont pénétré dans la ville, je travaillais déjà à l'hôpital Kantha Bopha. Ils ont transformé tout le pays en camps de concentration. Il n'y avait plus une prison mais 300 camps de concentration. Et ces 300 camps de concentration étaient des foyers infectieux parfaits de tuberculose, qui s'est répandue comme un feu de forêt. » Ce constat est loin d'être une simple anecdote : encore aujourd'hui, ceci explique pourquoi le Cambodge est le pays avec la plus grande proportion de personnes atteintes par la tuberculose.

Et si le docteur Beat Richner concentre ses efforts sur la vie des enfants cambodgiens, il sait aussi aujourd'hui que ce travail ne peut se départir de la prise en charge des femmes enceintes, celles-ci pouvant transmettre très souvent des virus à leurs nouveau-nés. Le sida en est l'exemple le plus connu mais l'on sait aussi aujourd'hui qu'une femme enceinte, même en bonne santé et âgée de 20 à 30 mais infectée par la tuberculose, peut transmettre les germes à son enfant. Non seulement ceci n'est détectable qu'avec un matériel de pointe -En utilisant la tomographie- mais il n'est possible d'y remédier que dans les quatre heures qui suivent l'accouchement. Pour ce faire, le docteur Richner n'avait donc d'autre solution que d'installer des maternités au sein de ses hôpitaux, permettant aussi à des milliers de femmes d'accoucher dans des conditions décentes et de parer à certaines complications, pour l'enfant comme pour la mère.

Les hôpitaux sont donc connectés avec la maternité pour couper toute transmission de virus de la mère à l'enfant, particulièrement celui du VIH. Et aujourd'hui, ceci représente une grosse activité de ses équipes, avec 60 accouchements par jour, 35 à Siem Reap, 25 à Phnom Penh. Ces mères au bord de l'accouchement doivent être traitées très rapidement et le besoin en sang est énorme pour parer à de possibles et fréquentes hémorragies chez la mère et le nouveau né. Cet apport en sang est nécessaire avant et après l'opération : « C'est pourquoi je demande aux plus jeunes qui viennent m'écouter de donner leur sang ici, aux plus vieux de donner leur argent et aux trentenaires de donner leur sang et leur argent ! ». Qu'importent les efforts faits par Beat Richner pour récolter de l'argent, le plus important est qu'il puisse subvenir aux besoins de ses six hôpitaux tout au long de l'année, même s'il faut pour cela répéter le même message deux fois par semaines face à des touristes bien loin d'imaginer les difficultés sanitaires qui touchent le pays. Richner se considère d'ailleurs lui-même comme un mendiant et regrette qu'encore aujourd'hui, vingt ans après avoir débuté les constructions des centres Kantha Bopha, 90% des 40 millions récoltés proviennent de donations privées. Les 5 millions récoltés grâce à ses concerts hebdomadaires sont donc d'une importance capitale.



40 millions de dollars annuels. C'est la somme nécessaire pour prendre en charge gratuitement 85% des enfants du pays. Et si la question de la gratuité pourrait poser débat, Beat Richner est radical sur la question. Le problème provient avant tout de la corruption qui gangrène encore le pays et des prix assourdissants d'une hospitalisation de n'importe quelle autre structure gouvernementale ou privée. Il existe une règle au Cambodge : pour être pris en charge dans un hôpital de district, un centre de soin ou une clinique privée, il faut avoir du liquide à donner comme acompte avant même d'être ausculté : « Mais qui a du liquide à donner en acompte au Cambodge ? 90% de la population est pauvre et 80% des enfants hospitalisés proviennent de familles avec un revenu journalier inférieur à 1 dollar ! ». Il n'y a donc aucune possibilité de payer un acompte. Le problème est similaire pour les femmes enceintes qui n'auront aucune chance d'être admises dans l'un de ces centres sans donner un acompte au préalable. Ceci explique donc pourquoi Beat Richner ne fait strictement rien payer à personne. D'abord parce que ces familles n'en ont pas les moyens mais surtout parce qu'elles seraient soit laissées pour mortes sans son aide, soit endettées pour des dizaines d'années. Et le stress provoqué par une telle décision est selon Beat Richner une très mauvaise chose pour les mères venant d'accoucher : « Le prix d'une nuit d'hospitalisation est assez cher pour ruiner l'existence de quelqu'un. Et nous ne voulons absolument pas qu'une mère venant d'accoucher passe ses premières nuits auprès de son enfant en réfléchissant aux moyens d'emprunter ou de rembourser les frais médicaux. Cet environnement terrible peut avoir un impact irrémédiable sur l'enfant et sa production de lymphocytes. Il faut donc veiller à ce que la mère soit dans des conditions optimales. » Aussi étonnant que cela puisse paraître, l'environnement dans lequel la mère et son enfant sont pris en charge sont selon Richner le facteur le plus important pour le processus de guérison de l'enfant. Et c'est selon lui l'une des raisons du très faible taux de mortalité de son hôpital, passé de 6% en 1998 à 0.35% aujourd'hui. La devise du docteur Richner est donc de réduire le risque à 0, pour les patients comme pour les employés.

Car en construisant plus d'hôpitaux, Beat Richner augmente dans le même temps son nombre d'employés locaux. Ses hôpitaux comptent aujourd'hui 2400 employés cambodgiens et seulement deux à trois médecins étrangers permanents. En 1992, il ne comptait que 68 employés cambodgiens et 16 résidants étrangers permanents. Cette évolution n'a rien changé à la mise en place d'une politique de salaires élevés, meilleur moyen selon Beat Richner de combattre la corruption. Sur les six hôpitaux qu'il compte désormais, les salaires ont encore été augmentés tout simplement parce que le niveau de vie au Cambodge a augmenté ces six dernières années à cause du tourisme. Mais cette hausse n'est pas profitable aux cambodgiens pour qui il est de plus en plus difficile de vivre : « Personne ne prend de l'argent à nos patients dans nos hôpitaux mais le staff doit lui aussi subvenir à ses besoins ! Les salaires vont donc de 250 à 1000 dollars par mois et le personnel de nettoyage touche aussi 250 dollars ». Cette somme est incomparable avec les 1 dollars quotidiens avec lesquels vivent la majorité des cambodgiens et c'est un moyen efficace de lutter contre toute forme de corruption dans ses hôpitaux. « La corruption n'est pas propre au peuple cambodgien mais simplement une conséquence de la guerre », rappelle Beat Richner.



Elle est pourtant un problème très grave encore aujourd'hui. La corruption est connue de tous au Cambodge et comble d'ironie, un ministère de lutte contre la corruption a manqué de voir le jour car les instances souhaitant le mettre en place étaient trop corrompus. Le véritable problème, comme le souligne Richner est que « dans le cas de la santé, la corruption est une meurtrière ». Avec l'aide et le soutien du roi, Beat Richner est donc parti de zéro : il a commencé par reconstruire l'hôpital Kantha Bopha 1, trop petit et trop dangereux, infesté par les termites. Très vite, les hospitalisations ont augmenté de 50% et ils ont surtout pu parer à des problèmes très courants de la vie cambodgienne mais pourtant dramatiques. Deux exemples de cas très souvent admis à l'hôpital : les accidents de moto -principal moyen de locomotion des cambodgiens mais aussi le plus dangereux, le casque étant quasi inexistant- à cause desquels les enfants embarqués sur les deux roues payaient souvent le prix fort. Et les brûlures domestiques, souvent dues au fait que les familles cuisinent au sol dans les foyers. Les cas de brûlures peuvent paraître bénins mais avant Kantha Bopha, tous ceux-ci décédaient souvent d'infections suite aux accidents. Beat Richner s'est aussi rapidement attaqué à un autre problème, celui des vaccinations : avec plus de 300 000 vaccins administrés gratuitement chaque année et une prévention accrue sur les risques à ne pas prendre, il a permis entre autres de réduire les cas de nouveau-nés touchés par le tétanos par transmission de leurs mères, non vaccinées.

Si la rénovation de Kantha Bopha 1 est très vite suivie par la construction de Kantha Bopha 2, ceux-ci ne suffisent plus à accueillir tous les patients et la position géographique des deux hôpitaux -tous deux à Phnom Penh- empêche les enfants du nord du pays d'accéder aux soins. A cette époque, la route est peu praticable et il faut 14 heures pour rejoindre Siem Reap à Phnom Penh. C'est donc à Siem Reap que Beat Richner établit ses nouveaux quartiers en 1998, un lieu stratégique tout autant pour la population -située sur la route des temples d'Angkor, tout cambodgien est susceptible d'y passer- que pour la visibilité de ses hôpitaux, Siem Reap étant un haut lieu du tourisme cambodgien. Et le système est désormais rodé : les lits sont doublés pour plus d'économies, le personnel ne refuse plus personne et la prise en charge des patients est pensée de manière efficace et efficiente. Les enfants sont « classés » dans la salle d'attente en fonction de leurs pathologies pour les traiter le plus rapidement possible. Le plus important est d'éviter toute contamination et Beat Richner peut encore aujourd'hui se targuer de n'avoir jamais eu de problème de contamination au sein de ses équipes. En novembre 2000, il obtient enfin l'autorisation d'annexer des maternités à ses hôpitaux, la première est payée intégralement par une famille de généreux donateurs suisses et la construction prend 9 mois, comme un signe.

A ce jour, les équipes du médecin suisse ont traité 13 millions d'enfants malades et en ont hospitalisé 1.2 million. L'an dernier, pas moins de 150 000 ont été hospitalisés dont 80% n'auraient pas eu une seule chance de survie sans les hôpitaux Kantha Bopha. Plus important encore, ces centres sont l'unique endroit au Cambodge où il n'existe aujourd'hui aucun risque à soigner son enfant. C'est selon Beat Richner ce que devrait être la justice et la paix : « Nous avons besoin de cette atmosphère de paix et de justice. Au Cambodge, ce n'est plus la guerre mais ce n'est pas encore la justice. Et sans justice, la paix n'existera jamais. Ceci est ma position en tant qu'être humain et non une position politique. C'est pourquoi toute infrastructure de justice est la plus importante contribution dans le processus de paix au Cambodge. »

Avec son instrument, Beat Richner est la voix du Cambodge et si son bilan est remarquable, il est loin d'être satisfaisant selon lui. Car s'il n'hésite pas à reprocher aux instances cambodgiennes leur manque d'implication et les rouages parfois honteux de leur système, il est encore plus dur à l'encontre des instances internationales qui selon lui n'ont jamais aidé à améliorer ces conditions mais qui en sont à l'origine même : « 90% de l'argent qui sauvent des vies chaque jour proviennent de donations privées et à cause de l'intervention passée de certain gouvernements et de leur inaction aujourd'hui, ce sont encore les enfants qui paient le prix fort ». Ce sont sur ces mots que Beat Richner entame la seconde partie de son récital…

 Article added on 2013-03-11 03:03:44




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