"Le malade n'est pas important, c'est le prestige de soi-même qui l'est" - Interview de Carlos Brockma

Troisième étape de notre tour sud-américain, la Bolivie est aussi le plus pauvre et le moins armé des pays pour permettre les soins parfois les plus rudimentaires aux enfants atteints de maladies cardiaques. La Bolivie concentre les mêmes problèmes que son voisin péruvien mais avec des ressources encore plus faibles. Plus que jamais, la machine politique semble être au coeur du problème sanitaire, délaissé au profit d'autres secteurs plus médiatiquement porteurs. Témoin actif de la situation, Carlos Brockman, chirurgien cardiaque au sein du Centro Medico Quirurgico Boliviano Belga, fruit d'une collaboration entre boliviens et belges, nous accueille ce jour à Cochabamba pour discuter de la situation des enfants cardiaques de son pays.

A en juger par le nom de votre clinique, on peut supposer qu'elle est née d'une entente entre équipes boliviennes et belges ?

Cela remonte à 40 ans, lorsqu'un groupe de médecins boliviens en formation en Belgique a décidé de revenir s'installer en Bolivie avec un projet de partenariat. A cette époque, l'hôpital du thorax de La Paz faisait de la chirurgie cardiaque mais avec des résultats discutables. Ils se sont d'abord installés dans l'hôpital de la ville et ont acheté l'ancienne partie de cette clinique en 1978. Au fur et à mesure, ils ont acquis leur indépendance, tout en gardant leur affiliation à la Belgique (Ndlr : le nom d'origine est Centro Medico Qirurgico Boliviana Belga). Un professeur belge, Charles Chaland, venait de temps à autre opérer avec les équipes boliviennes. Doucement, la clinique a pris son indépendance jusqu'à grandir et devenir un des plus grands si ce n'est le plus grand centre chirurgical du pays.



Ce centre est-il indépendant financièrement ?

Notre clinique est complètement privée. Nous avons des accords avec des assurances, avec l'équivalent de la mutuelle ici en Bolivie, avec des banques privées. C'est ce qui nous permet d'être financièrement indépendants.

Nous travaillons avec deux fondations, une fondation américaine dont une branche est basée à Cochabamba, « Solidarity Bridge », qui s'occupe du diagnostic de l'enfant, médical bien sûr mais aussi le diagnostic social pour déterminer si la famille peut payer une chirurgie cardiaque ou non. Lorsqu'il est établi que la famille ne peut pas payer, l'enfant vient à la clinique où nous établissons le prix d'hospitalisation et des médicaments. La seconde fondation, la « Fundacion Cardioinfantil » de La Paz, a le même procédé.

Dans les deux cas, l'enfant est donc pris en charge à moitié par l'association, à moitié par la clinique, du moins notre clinique prend à son compte le matériel et le travail des médecins. Il faut savoir que le prix global d'une chirurgie cardiaque moyenne est de 12 000 dollars, c'est une somme importante et ces fondations posent des conditions : elles ne couvrent pas toujours les 6 000 dollars et prennent soin de déterminer si la famille peut en assumer une partie. Parfois, les familles et patients tendent à penser que puisque cette fondation leur vient en aide, tout est nécessairement gratuit. Il faut donc qu'elles fassent un effort dans la limite de leurs moyens, même si cela revient à payer 100 ou 200 dollars. Mais ce diagnostic social n'est pas de notre ressort à la clinique, la fondation décide de ce que peut fournir la famille. Nous adoptons ce procédé pour tous les cas qu'on pourrait déterminer comme simples à opérer.

Et dans les cas plus compliqués ?

Pour les enfants chez qui l'on diagnostique des maladies cardiaques plus graves que l'on ne peut opérer ici car trop complexes, nous sommes en contact avec une équipe de « la Chaîne de l'Espoir » belge, menée par mon professeur de chirurgie cardiaque, monsieur Jean Roubaix. Nous opérons avec ses équipes et cela nous permet d'apprendre dans le même temps. Lors de leurs venues, d'une semaine généralement, le professeur Roubaix opère le cas le plus difficile le premier jour et nous montre ce qu'il faut faire. Nous faisons le second cas ensemble et à partir du troisième, j'opère seul sous ses conseils. C'est ainsi que nous progressons doucement et que nous faisons de moins en moins appel à eux. Lorsque nous n'avons qu'un cas complexe à opérer et qu'ils ne peuvent se déplacer, le professeur Roubaix peut me conseiller à distance sur le type de chirurgie qu'il faut pratiquer.

L'aide de la Chaîne de l'Espoir permet-elle de couvrir les résolutions des cas complexes ?

Les équipes sont déjà venues trois fois, la dernière il y a deux ans et demi. Nous arrivons à opérer 4 ou 5 cas en une semaine, pas plus que cela. Mais il faut comprendre la situation démographique et géographique de notre pays : la Bolivie compte 11 millions d'habitants pour un pays grand comme l'Allemagne et la France réunies. Réussir à ce que tout le monde sache qu'il existe de tels centres est notre premier problème. Les patients que nous opérons viennent d'un peu partout en Bolivie mais nous ne venons pas les chercher, c'est le nom de la clinique qui grandit dans le temps.

Le second, lié au premier, est que les cardiologues préfèrent parfois envoyer leurs patients au Chili ou en Argentine plutôt que dans notre clinique. Bien sûr, la somme doit dans ce cas être intégralement payée par la famille.

Quels sont les autres biais s'ils ne passent pas par votre clinique ?

Il n'en existe pas vraiment. Le système public ne prend pas en charge les chirurgies cardiaques, trop complexes. L'Etat ne prend pas du tout en charge les opérations des cliniques privées et l'assurance publique ne permet même pas d'opérer les cas les plus simples de chirurgie cardiaque. C'est donc une situation insoluble.

Vendredi, j'ai vu une fille de 17 ans qui avait un diagnostic de souffle cardiaque depuis sa naissance. A La Paz, on lui a dit que c'était une chirurgie trop compliquée pour elle et qu'il n'était pas possible de l'opérer. Une communication inter ventriculaire que nous avons fini par opérer ici, beaucoup plus tardivement. Mais l'attente induit parfois des effets irrémédiables sur l'organisme.

Beaucoup d'enfants naissent donc avec comme seule option de se faire opérer ici. Mais il faut aussi prendre en compte la façon de penser de beaucoup de paysans boliviens : pour eux, seuls les plus forts survivent. Aller à l'hôpital, c'est synonyme de mourir, pas de guérir. Il est très difficile de combattre cette façon de penser.

Le système de santé publique ne permet pas de résoudre une partie du problème ?

Le système bolivien a des trous un peu partout. Prenez l'exemple de Cochabamba : la population doit être d'un million d'habitants. Dans l'assurance publique, il doit y avoir 250 000 assurés à la Caja Nacional Seguro, déduite des salaires. Dans cette assurance publique, la chirurgie cardiaque n'est donc pas comprise. Quant aux 750 000 autres, ils se débrouillent par eux-mêmes. Il faut comprendre là encore que sur les 11 millions d'habitants, pas plus de 1,5 millions paient des impôts. Pour la plupart, les gens travaillent au noir. Il y a un trop gros écart entre les gens qui paient des impôts et la taille de la population pour que tout le monde puisse bénéficier d'une sécurité sociale. On entre ici dans un problème politique et social bien lourd.

Combien d'enfants opérez-vous par an dans votre clinique ?

Nous faisons entre 120 et 150 chirurgies cardiaques par an. Entre 40 et 50% concernent des enfants. Pour les autres centres et autres villes, il m'est difficile de vous donner des chiffres. Je ne crois pas que les autres centres, à La Paz par exemple, prennent en charge des enfants aussi jeunes que ceux que nous prenons. Lorsque nous demandons aux collègues combien ils font de cas, on ne nous donne pas vraiment les chiffres. A chacun son petit royaume.



Mais avez-vous une idée du ratio d'enfants opérés sur le nombre qui en auraient besoin ?

Des 100 000 enfants nés, entre 1 et 3% doivent avoir des maladies cardiaques. De ces 3%, 50% sont des résolutions spontanées. Sur les 50% restants, ils doivent avoir une résolution chirurgicale ou mineure. Sur ceux qui nécessitent une chirurgie, nous n'arrivons même pas à en opérer 1%. Cela vous montre le ratio d'enfants nécessitant une chirurgie / enfants opérés.

Par manque de chirurgiens ?

Entre autres, oui. Le résultat se fait sentir sur le nombre de chirurgiens cardiaques en Bolivie. Je pense que l'on arrive difficilement aux deux mains. En comptant ceux qui le font sérieusement, nous devons être cinq, six à opérer les enfants.

En Bolivie aujourd'hui, il est possible d'avoir une formation de base pour la chirurgie générale mais rien d'autre. Pour faire de la chirurgie cardiaque, je pense qu'une formation complète est nécessaire : trois ans de chirurgie générale et au moins 4 ans de chirurgie cardiaque exclusivement. Pour la spécialisation, les médecins partent donc à l'étranger. Nous avons l'exemple d'une fille qui revient au pays après trois ans de chirurgie pédiatrique en Argentine. Je ne sais pas si c'est même assez. Mais il faut comprendre que l'on voit le résultat de ces années de spécialisation dans la complexité des cas d'enfants que nous pouvons opérer.

Cette spécialisation n'est-elle pas récompensée par une politique de rémunération plus généreuse de l'Etat ?

Les rémunérations des médecins dans le public sont horribles, la situation est similaire à celle du Pérou. A tel point qu'il existe dans les hôpitaux publics ce que l'on appelle de la piraterie : les médecins expliquent aux patients qu'ils n'ont pas de place dans l'hôpital public et qu'ils doivent être opérés dans une clinique à proximité, une façon déguisée de gagner plus d'argent en changeant une opération publique en privée.

Avez-vous le sentiment que ce problème politique et social s'améliore avec le temps ?

Pas du tout. L'actuel gouvernement est au pouvoir depuis 7 ans et depuis, l'assurance publique n'a pas bougé. L'Etat doit des millions de bolivianos (Ndlr : monnaie locale) aux hôpitaux publics à force de ne pas les payer, ces structures ne peuvent donc pas se développer. La santé est secondaire ici. Si vous regardez les journaux ces derniers jours, vous verrez qu'il est plus important pour le gouvernement d'acheter un nouvel avion pour le président que de construire des hôpitaux équipés et de former des médecins performants. Le problème est donc politique.

Les ressources existent donc pour améliorer la situation mais la politique l'en empêche ?

Je pense que si les assurances publiques étaient correctement administrées, il pourrait sûrement y avoir une politique de santé pour tout le monde. Mais tout est politique : la nomination d'un chef de service dans un hôpital public est politique. Il ne sera peut être pas nommé directement par le gouvernement mais il suffit d'avoir des contacts bien placés.

Les prochaines élections sont en 2014 et je ne pense pas que la situation changera, le même président sera réélu. Ce sera son troisième mandat.

Pourquoi serait-il réélu si les gens ne sont pas satisfaits ?

C'est une question culturelle. Il est andin et beaucoup de personnes voteront quand même pour lui par habitude même si elles sont en désaccord avec ses idées. Les choses n'ont pas changé et ne bougeront pas mais pour beaucoup, c'est toujours préférable que quelqu'un qui vient d'autre part. Il laissera donc les choses comme elles sont car c'est la règle depuis 500 ans. On pense qu'en 7 ans on ne peut pas changer ce qui a été fait en des siècles. Le changement paraît difficile pour tout le monde et il n'existe pas de réel parti de l'opposition. Et si un parti de l'opposition vient à grandir, on s'arrange pour qu'il ait des problèmes sur la scène publique.

Une aide substantielle pourrait-elle alors venir des pays voisins ?

Il n'existe pas d'accord avec d'autres pays, du moins pas à ma connaissance.

Même avec les pays qui partagent la même ligne politique ?

Il n'y a pas d'entraide entre ces pays. Il existe une sorte d'entente avec Cuba mais celle-ci ne nous est pas profitable : des centaines si ce ne sont des milliers de médecins cubains viennent s'installer ici. Le problème est qu'ils n'ont souvent pas un niveau suffisant. Un article est paru il y a deux mois au Brésil concernant la venue des médecins cubains dans leur pays. Mais pour s'assurer de leur niveau, ces derniers demandent aux médecins cubains de passer un test d'aptitude. Seuls 2% des médecins testés ont réussi le test de niveau. En Bolivie, ils n'ont pas à passer de tels tests.

L'aide cubaine est donc d'autant plus contestable que certains médecins boliviens n'ont même pas de postes. De plus, beaucoup de médecins cubains que vous voyez en consultation vous prescrivent des médicaments fabriqués à Cuba. Ils le notent et c'est l'Etat Bolivien qui paie à la façon d'une transaction avec un organisme privée. C'est une sorte de marché commercial latent.

Le problème de la chirurgie cardiaque en Bolivie est donc principalement politique, plus que social ou économique ?

Non le problème, c'est tous ces facteurs réunis. Tout compris et fortement mélangé. Il y a deux mois, à la maternité de Cochabamba, des jumeaux siamois sont nés, unis par le foie. On m'a demandé de vérifier la situation cardiaque et les problèmes de parois thoraciques de ces nouveau-nés, j'en ai profité pour demander si les enfants allaient être traités en ville et si le gouvernement fournissait de l'aide. On m'a répondu que le gouvernement avait promis une aide totale. Les demandes ont été faites, l'aide n'est jamais venue. Dans le même temps, j'ai demandé s'ils avaient contacté le chirurgien pédiatrique digestif le plus important de la ville. Cela n'avait pas été fait pour des problèmes d'entente entre médecins. Tous les problèmes sont mélangés et ils amènent à une situation complexe. Le malade n'est pas important, c'est le prestige de soi même qui l'est.

 Article added on 2013-08-07 23:19:57




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