Jean-Baptiste Tougouma, jeune cardiologue Burkinabè du Centre Hospitalier Universitaire de Bobo, est un médecin ambitieux. Après avoir étudié pendant trois ans la cardiologie en France et suivi une formation d'un mois offerte par Mécénat Chirurgie Cardiaque, il a pour projet que le service de pédiatrie de son hôpital développe une unité spécialisée en cardiologie afin de pouvoir détecter le plus tôt possible les nouveaux nés ayant des pathologies cardiaques. Le Docteur Tougouma nous parle ici longuement de l'état de la cardiologie infantile de son pays, des responsabilités qui lui incombent en tant que cardiologue infantile et porte un regard objectif sur les années à venir et tout l'enjeu de son projet dans un pays aux moyens très limités.
Quelle formation avez-vous suivi pour devenir cardiologue spécialisé en pédiatrie ?
Mon poste de cardiologue est tout récent, je viens juste de finir ma spécialisation. Quand j'ai commencé à travailler dans cet hôpital, je m'occupais des échographies cardiaques, j'étais le référent qui aidait les pédiatres dans leurs diagnostics. Malheureusement, je me suis très vite rendu compte que je faisais beaucoup d'erreurs et que ça n'avait rien à voir avec la cardiologie des adultes, c'est bien plus compliqué. Grâce à Mécénat Chirurgie Cardiaque, j'ai eu l'opportunité de venir à Paris pour suivre une formation d'un mois en cardiopathies congénitales. Je viens tout juste de rentrer et j'ai beaucoup appris, c'est un mois très intense où j'ai eu réponse à de nombreuses interrogations. Maintenant, j'ai le profil pour me consacrer aux enfants et je souhaite travailler directement avec les pédiatres.
En quoi consiste ce projet que vous souhaitez mettre en place ?
Faire un bon diagnostic, c'est une chose, mais nous voulons aussi nous occuper de la prise en charge des enfants atteints de cardiopathies congénitales. Nous sommes en train de concevoir une unité de cardiopathie où je pourrai travailler avec les pédiatres. Nous voulons constituer une équipe car seul, je ne peux rien faire, il y a trop de choses à gérer. Je ne peux pas m'occuper des enfants malades et en même temps des dossiers médicaux des enfants. Ce que nous souhaitons, progressivement, c'est proposer aux enfants qui ont des cardiopathies congénitales opérables de préparer un dossier afin de le proposer à Mécénat Chirurgie Cardiaque. On ne pourra cependant pas s'occuper des cas les plus complexes. MCC choisit les enfants qui ont les plus grandes chances de guérir et ceux-là seront prioritaires. Pour les autres, cela se fera en fonction des disponibilités. Je souhaite que le service soit essentiellement voué à la détection. Par la suite, nous enverrons les enfants auprès de MCC ou nous trouverons d'autres biais. Mais je pars du principe que je dois collaborer avec MCC. Ils m'ont offert une formation pendant un mois tous frais payé, je veux donc envoyer mes enfants en priorité en France. Lorsqu'ils refuseront des cas, il faudra que je trouve d'autres organismes.
Une fois votre unité de cardiologie dédiée aux enfants créée, quelle sera votre priorité ?
Je pars du principe que l'on ne peut plus attendre que les enfants viennent se présenter à l'hôpital. C'est à nous de nous déplacer en pédiatrie pour former les pédiatres et consulter les enfants. Nous allons aussi faire des dépistages de masse : nous irons dans les écoles, les différents centres et les associations dédiées aux enfants. Si nous n'allons pas les chercher, ils ne viennent pas d'eux-mêmes ou alors bien souvent, il est déjà trop tard. Il ne faut pas attendre qu'ils arrivent avec un torse bombé et une situation critique. Généralement, les parents ne se rendent pas compte que leur enfant est malade, ils ont beaucoup de travail, partent tôt le matin et rentrent tard le soir, ils les voient très peu. Il faut attendre que l'enfant soit au plus mal pour que l'on décide de l'emmener à l'hôpital et que l'on détecte qu'il y a un problème plus important.
Combien de cardiologues êtes-vous dans cet hôpital ?
Nous sommes quatre mais je suis le seul avec une formation en cardiologie infantile.
Souhaitez-vous former d'autres cardiologues qui pourront venir vous aider ?
Bien sûr. J'attends que l'on m'envoie les étudiants qui étudient à Ouagadougou. Je pense que l'on peut les former et progressivement les amener à aimer la cardiologie. Aujourd'hui, c'est ce raisonnement en cardiologie et cardiopathies congénitales qui manque à nos pédiatres. S'ils acquièrent des connaissances dans ce domaine, ils pourront être plus attentifs au problème. Ils doivent comprendre comment nous raisonnons pour aller au bout de leur diagnostic. Notre hôpital est parfait pour la formation, nous sommes au bon endroit, le service de cardiologie est voisin du service de pédiatrie.
Avez-vous des dossiers d'enfants en attente d'une opération ?
J'ai de nombreux dossiers en instance mais beaucoup ne sont pas opérables. Mettre une valve mécanique à un enfant de sept ans reste un procédé très compliqué. L'opération en elle-même ne l'est pas mais il faut par la suite que l'enfant suive un traitement régulier très lourd. Le traitement anti coagulant pose beaucoup de problèmes chez nous car les enfants veulent s'amuser avec les autres, ils veulent jouer au football, monter sur les arbres : ils n'ont pas conscience que c'est mauvais pour eux.
Le docteur Habibata Cissé qui a également suivi la formation de Mécénat nous expliquait que la situation est encore plus compliquée pour les filles ?
En effet, une fille opérée d'une valve mécanique s'exposera à de gros risques si elle tombe enceinte. Chez nous en Afrique, une fille qui ne peut pas féconder est mal considérée et a de chance de trouver un mari. Mais le plus important selon moi est d'être en bonne santé et en vie avant de parler de conception. Si on ne la sauve pas vite, elle n'aura pas le temps de pouvoir même envisager d'avoir un enfant, il faut donc l'opérer en priorité. Ensuite c'est à elle de faire ses choix, il y a des possibilités, elle pourra essayer d'avoir un enfant, elle connait les risques qu'elle encourt. Je ne suis pas dans la philosophie de dire qu'une fille opérée n'a plus le droit à la conception.
Si vous détectez beaucoup d'enfants nécessitant une opération, pensez-vous pouvoir tous les envoyer en France ou ailleurs ?
Nous ferons les demandes mais nous allons surtout faire attention à ce que nous dirons aux parents. Lorsque nous leur annonçons que l'enfant doit être opéré et que sa maladie est opérable, ils pensent que le problème est réglé et que leur enfant va pouvoir s'en sortir. A partir de ce moment, ils ne sont plus attentifs à ce que vous allez leur dire et ils n'écoutent pas votre discours. Ils doivent avoir conscience que je ne suis pas le décideur et que je m'occupe seulement de transmettre les dossiers. Il en est de même pour le financement des billets d'avion, des frais liés au passeport, tout cela est à leur charge. L'enfant va aussi devoir partir seul, ce n'est pas facile à entendre pour la famille. Trop souvent ils pensent que je vais moi-même opérer leur enfant, je ne veux pas leur donner de faux espoirs, je dois faire attention à tout ce que je leur dis. Et la rumeur peut vite se répandre en ville que c'est moi qui n'ai pas voulu opérer l'enfant alors que je ne suis que l'intermédiaire et que je ne décide de rien.
Une de mes craintes est aussi de repérer beaucoup de cas d'enfants à opérer et de ne pas avoir suffisamment de réponses positives de l'étranger. Si je détecte nos enfants malades et qu'ils ne peuvent pas obtenir de chirurgie, mon travail ne servira à rien.
Avez-vous déjà envoyé des enfants se faire opérer dans d'autres pays ?
Il y a quelques années nous avons eu deux enfants qui sont partis se faire opérer en Espagne et en Italie. Auparavant, nous avions aussi des contacts avec la Chaine de l'Espoir qui venait sur place mais cela s'est arrêté sans que l'on comprenne vraiment pourquoi, c'est dommage pour nous. Récemment, l'Inde nous a fait des propositions mais nous sommes encore réservés car nous ne les connaissons pas. Nous sommes enclins à une collaboration mais nous avons besoin de les rencontrer pour savoir à qui nous avons à faire. Il y a beaucoup de domaines où nous savons qu'ils excellent mais nous n'avons pas suffisamment de contacts concrets pour le moment.
Le docteur Kinda de l'hôpital Charles de Gaulle à Ouagadougou souhaite avoir des personnes de son service uniquement dédiées à la constitution des dossiers. Est-ce un problème pour vous aussi ?
C'est un gros problème car nous n'avons pas le temps pour tout cela. De mon côté j'essaie d'être astucieux, je connais mon pays et je connais la population. Après un diagnostic, je scanne immédiatement les images, j'envoie un résumé à MCC et j'attends d'avoir un retour sur le cas. S'ils me disent qu'il y a un espoir que le dossier soit accepté, je demande à la famille de préparer le dossier final. Malheureusement, ces dossiers sont très compliqués à mettre en place et les familles ont besoin d'aide, avoir quelqu'un qui pourrait s'occuper de tout cela avec eux serait une très bonne chose.
Votre hôpital ne s'occupe pas uniquement des patients de Bobo Dioulasso. Quelle zone couvre-t-il ?
Nous nous occupons de la région du Sud-Ouest jusqu'aux cascades. Cela fait cinq régions avec environ huit millions d'habitants. Nous sommes le seul hôpital avec un service de cardiologie de toute la région, vous pouvez imaginer la difficulté. Nous sommes quatre cardiologues pour prendre en charge huit millions d'habitants.
Ce sont les problèmes organisationnels qui nous épuisent. Il nous manque énormément de matériel Par exemple, pour faire nos électrocardiogrammes, nous n'avons pas suffisamment de matériel. Même les électrodes nous font défaut, nous n'en avons pas qui sont dédiés aux enfants, les seules que nous avons sont pour les adultes et ne sont donc pas adaptées. Le problème est le même avec les radiographies : aujourd'hui, si un patient souhaite en faire une de qualité, il doit se lever tôt le matin.
Avez-vous des contacts avec d'autres pays ou des associations qui pourraient vous envoyer du matériel ?
Pas pour le moment. Je démarre dans cette activité, j'espère que cela viendra. Nous sommes preneurs de toute aide étrangère. Vous verrez en visitant notre hôpital que nous n'avons rien en termes d'équipement. Je reviens de trois ans en France où rien ne manque, quand vous arrivez ici, cela fait froid dans le dos.
Votre hôpital est public, est ce que cela veut dire que les patients ne paient rien ?
Non, tous les patients paient leurs consultations mais ils ont une réduction de 50% intégrée dans le prix qu'ils paient, c'est une sorte de sécurité sociale mais qui n'est pas reconnue. Les charges dans le service public sont réduites de 50% mais comme la réduction fait partie intégrante du système, les gens ne se rendent plus compte que l'Etat a déjà payé le même montant qu'eux.
L'autre problème vient du fait que l'Etat ne paie pas ses créances ce qui fait que nos systèmes médicaux tombent vite en panne. On manque d'argent dans les caisses et c'est tout le système qui se grippe.
Combien coûte une consultation dans le secteur public ?
Pour un adulte, une consultation coûte autour de 4000 francs CFA (Ndlr : 1€ = 655 francs CFA), 2000 francs CFA sont à la charge du patient et les autres 2000 de l'Etat. Pour les enfants, la consultation est autour de 500 francs CFA.
Si l'Etat ne paie jamais, comment faites vous pour sortir la tête de l'eau ?
Il y a un budget annuel alloué aux hôpitaux, mais cela ne couvre pas tous les frais engagés. On ne s'en sort donc pas et on s'enfonce encore un peu plus chaque année, ça n'évolue pas. Je suis dans cet hôpital depuis plusieurs années et la situation ne fait que reculer.
Comment sont alloués les budgets de l'Etat ? Est-ce un problème de répartition ?
Ici les besoins sont énormes, tout est prioritaire donc il faut une réelle volonté politique, la santé nécessite beaucoup de moyens et d'argent et elle en rapporte peu. Aujourd'hui, les cas qui rapportent le plus sont les femmes enceintes et les enfants de zéro à cinq ans. La conséquence directe est que l'on néglige le reste de la population, c'est catastrophique.
Si on regarde le budget total de l'Etat, on se rend compte que la part allouée à la santé et à l'éducation est très bonne. Cela nous fait prendre conscience que nous sommes réellement un pays pauvre. Les gens pourront dire tout ce qu'ils veulent, nous sommes un pays pauvre. La moitié du budget va dans la santé et l'éducation mais le fond du problème est que nous n'avons pas d'argent. Comme dans tout système, il y a toujours quelques fortunes qui gardent une part des richesses mais ce n'est pas le problème majeur.
Quels sont pour vous les autres problèmes de votre système ?
Nous avons un important problème de fonctionnement. Pour exemple, dans notre hôpital où nous avons cinq services. Si l'on décidait de concentrer le budget sur un seul service pour le renforcer au maximum, cela remonterait son niveau. On paierait du bon matériel, on mettrait les gens à un haut niveau de compétence et l'année suivante on s'occuperait du second service et ainsi de suite. Ce n'est pas ce qu'on fait, on en donne un peu à chacun mais ce n'est pas du tout suffisant et rien n'évolue.
Lorsque l'on regarde le budget que nous allouons aux patients qui doivent être envoyés en occident pour des maladies que l'on pourrait facilement traiter ici, c'est regrettable. Si l'on pouvait utiliser cet argent pour renforcer nos services, ce serait plus intelligent mais politiquement impossible. Nous ne pouvons pas faire de ménage dans les gens qui sont au pouvoir.
En ce qui concerne la formation et l'éducation, où en est le pays ? Est ce que la situation tend à s'améliorer ?
Aujourd'hui, nous pouvons aller jusqu'au terme des études de médecine et trouver des spécialisations, même en cardiologie. Ce n'était pas le cas il y a quelques années. Parfois les étudiants partent un an, deux ans ou plus à l'étranger pour suivre d'autres formations mais je pense que de ce côté-là, il y a un réel éveil politique. Il y a cinq ans, nous avons commencé à former des spécialistes qui pourront aider à tirer le système vers le haut.
Est-il envisageable de penser que le Burkina Faso pourrait faire de la chirurgie cardiaque dans un avenir plus ou moins proche ?
Pour le moment, nous n'avons qu'un seul cardiologue capable d'opérer mais il est seul. Il aurait besoin d'une équipe complète pour pouvoir faire de la chirurgie mais nous en sommes loin et nous manquons cruellement de matériel. Nous ne sommes pas près d'avoir d'autres chirurgiens ici. Lorsque l'on regarde le coût d'une chirurgie du coeur, personne ne peut se payer ça, il n'y aurait pas de travail.
En revanche, ce que l'on pourrait faire en Afrique serait de fédérer les services, faire en sorte que le projet soit celui de plusieurs Etats. Seuls, les pays ne peuvent pas mettre en place une chirurgie vasculaire. Il y a déjà eu des projets qui ont essayé d'unifier les services de pays voisins mais ça n'a malheureusement pas fonctionné. On peut prendre l'exemple d'Air Afrique, une compagnie aérienne de l'Afrique de l'Ouest qui fonctionnait mais qui a été plombée car les gens ne payaient pas. Le président et sa famille prenaient des vols sans payer car ils considéraient que la compagnie leur appartenait.
Les Etats sont-ils plus fédérés aujourd'hui qu'avant en Afrique de l'Ouest ? Existe-t-il des projets qui sont en train de se mettre en place ?
Oui, il y a des projets qui veulent voir le jour mais tout dépend des décisions politiques. Un laboratoire pharmaceutique a ouvert il y a quelques années à Niamey au Niger, il faisait des tests sur tous les médicaments avant leur distribution et commercialisation. Malheureusement, celui-ci a fermé car les fabricants ne voulaient pas que l'on vienne contrôler leurs médicaments. Tout est purement économique, c'est triste à voir. Dans ce cas, le laboratoire a été condamné à payer des sommes faramineuses. C'est très facile de couler ce type d'institution. Dans le même temps, il faut se méfier car il existe beaucoup de faux médicaments, il n'y a pas de contrôle. On ne sait pas d'où ils viennent et ceux qui ne sont pas efficaces sont à l'origine du décès de nombreuses personnes aujourd'hui.