L'Afrique arrive à point nommé. L'expérience des 10 mois qui la précèdent aussi. Car nous le savions, cette dernière partie ne serait pas des plus reposantes et demanderait de mettre à profit nos acquis de grands voyageurs pour sentir les mauvais coups venir, les bons, aussi. Mais comme souvent, la réalité correspond rarement aux stratégies échafaudées à quelques minutes de sortir de l'aéroport. Le chauffeur de taxi, de concert avec les policiers, s'assure de vous le rappeler. Et alors que vous pensiez obtenir un bon prix pour votre première course, vous voici à payer au décuple. Ouagadougou, capitale, jeunes blancs, barbes fournies, discrétion assurée. Les chaleureuses premières rencontres se soldent déjà par des entourloupettes pour attraper le touriste et lui soutirer quelques billets. Une fois, deux fois, trois fois, il va falloir se reprendre, cacher ce sourire candide et rentrer dans la danse : car au jeu qui oppose les locaux aux touristes, le niveau n'a jamais été aussi relevé.
Quelques jours suffisent à instaurer une feuille de match, quelques règles d'équipe pour toujours avoir un coup d'avance. Et qui sait, remporter la partie.

Règle 1, règle de base. Je garde un sourire timide associé à un regard désintéressé. Je suis poli et discret. Mais lorsque l'on me demande mon hôtel, mon numéro de téléphone, mon email, j'évite la question et reste évasif : « c'est vers là-bas, à droite. Ou à gauche je ne sais plus ». Il ne faudrait pas que le vendeur me surprenne à domicile.
Règle 2, règle d'or. Je n'abandonne jamais un coéquipier en plein match et reste toujours en groupe. A défaut du terrain, il faut posséder le nombre, sous peine de se retrouver très vite avec les poches vides : « J'ai acheté la paire de lunettes à 5000 Francs CFA mais le gars était vraiment sympa ».
Règle 3, règle de diversion. Si les yeux dans le vide et la réponse allusive ne suffisent pas à régler la question, je change le sujet au plus vite, quitte à discuter pour la dixième fois de la saison des pluies. Si toujours rien n'y fait, je fais une entorse à la règle d'or et n'hésite pas à sacrifier un coéquipier en renvoyant tout adversaire vers lui : « Non merci, en revanche je crois que mon ami pourrait être intéressé ».
Règle 4, règle de confiance. J'accorde ma confiance de façon raisonnée et avec parcimonie. Je me méfie de mes nouveaux amis qui me rembourseront demain, promis, juré, craché : « C'était pour payer sa facture d'électricité, je suis sûr qu'il va revenir ».
Règle 5, règle d'universalité. Je mets à profit les nombreuses expériences de prix exorbitants sur d'autres continents pour adapter mes standards : le taxi de l'aéroport au centre ville ne coûte donc pas 2000 Francs CFA par personne mais 300. Au Vietnam, il ne coûtait pas 400 000 dongs mais 40 0000.
Règle 6, règle d'anticipation. Je m'assure toujours du prix de chaque chose avant, même si l'adversaire me met en confiance et me promet que ce ne sera pas cher. Pas cher ne veut rien dire, c'est une question de point de vue. Et votre statut de touriste élève généralement la ligne du « pas cher » à des proportions déraisonnables.
Règle 7, règle du bluff. J'ose mentir et le fais avec plaisir lorsque cela est nécessaire : « je suis fiancé avec deux enfants » permet de contourner une proposition de mariage, « gardez-moi cette veste, je repasse demain » met un terme à une négociation sans fin.

Comme dans tout pays, il aura donc fallu un temps d'adaptation pour s'assurer de maîtriser tous les codes des pièges tendus aux touristes. Disons seulement que le match, cette fois, aura été plus serré et offert des prolongations haletantes. Puis nous avons fui les villes. Tout est devenu plus simple, laissant enfin place à l'expérience que nous souhaitions vivre au Burkina Faso. Celle-ci fut en très grande partie due aux rencontres associatives, de la généreuse Habibata à l'ambitieux Jean-Baptiste, qui nous auront offert à leur tour de nouveaux contacts pour découvrir, avec les locaux, certaines des plus belles régions du pays.
De rencontres en rencontres, nous voici donc dans des villages encore inconnus de Google Map, accueillis par de véritables délégations, bien décidées à nous faire faire le tour des sites naturels les plus incroyables que leur région propose. Avec Hervé à Basoulé, posant avec les crocodiles sacrés, avec Raymond et Vincent à Kossoghin, soutenant un projet associatif pour une école locale, avec Abdoulaye à Bobo-Dioulasso, longeant le fleuve aux silures (encore) sacrés, avec Yannick à Beregadougou, plongeant dans les cascades de Banfora. Ce dernier, ainsi que toute sa famille, nous baladeront en moto plusieurs jours durant, nous faisant profiter de journées au calme, à échanger avec les locaux. Et pour la première fois, le plaisir de partager nos cultures dans une langue commune. Plus de visages ahuris par notre diction espagnole, plus de contresens en anglais vietnamisé.
Parties de football où des dizaines de très jeunes supporters donnent le rythme, excursions périlleuses en moto par temps pluvieux lors desquelles nos chauffeurs rient de nos mines défaites à chaque accélération, repas presque absents, induits par une saturation de riz Soumala, odeurs puissantes dégagées sur les marchés, les premières semaines africaines n'auront pas manqué de relief. Pour se sustenter, cette bonne vieille vache qui rie étalée sur du pain sera, en l'espace de quelques jours, devenue vitale. Les jours passant et l'impression, enfin, de se sentir un peu moins touriste, même si les plus jeunes vous le rappellent à chaque coin de rue par des « Babou ! Babou ! » (Ndlr : Les blancs ! Les blancs !), accompagnés d'un grand sourire ou d'une pointe d'anxiété selon la taille de la barbe de celui qui mène le groupe. La barbe incitera d'ailleurs les plus vieux à remplacer les « Babou » enfantins par un « as-salām ʻaláykum » plus sérieux, quoique.
Malgré moustiquaires, crèmes citronnées, pantalons et cachets pour prévenir le palu, les moustiques sont entrainés et vicieux, la malaria guette. La probabilité pour que l'un de nous l'attrape reste forte, un autre match commence tandis que la route suit son cours en direction du Togo.